Les recherches du professeur Roger Ekirch lui permettent d'affirmer que longtemps notre sommeil était naturellement fractionné en un premier puis un second sommeil, séparés par une période de veille nocturne. Cette organisation était totalement habituelle, commune, "normale". Les gens* se couchaient vers 21h00 et pouvaient se réveiller dans la nuit, vers 02h00 ou 03h00 du matin, pour une veille d'une heure ou deux, puis se recoucher jusqu'à leur lever vers 06h00.
Les nombreux documents consultés par le chercheur font partie du quotidien des gens "de l'époque" : journaux, procès (il s'en passe des choses à l'occasion de cette veille de mi-nuit !), des journaux intimes, des lettres, des récits de voyage ... mais aussi les pièces de théâtre, la poésie, les (premiers) romans. Il apparait que cette organisation du sommeil "pré-révolution industrielle" était si commune, qu'elle ne fit pas l'objet d'études académiques, sociales ou médicales. Celles-ci étaient alors centrées sur ce qui était inconnu ou résistait à la compréhension. Le sommeil bi-phasé était trop commun pour que l'académie s'en soucie.
Cette veille de mi-nuit, très habituelle, mais pas du tout systématique pour autant, était l'occasion d'une grande variété d'occupations, qui profitaient toutes de ce moment intensément tranquile, silencieux ... lire, écrire, faire l'amour, se restaurer, prendre soin de la santé des malades, avancer certaines tâches domestiques (lessive, brassage, ...), discussions légères, orgabisation du landemain, évocation de projets à long terme, ...
Cela change avec les révolutions industrielles du début du XIXè siécle. L'économie, l' organisation sociale et donc les habitudes de vie centrées sur l'agriculture sont désormais occupées à la production industrielle mécanisée. Les innovations techniques transforment les manières de vivre dans les villes comme dans les campagnes. L'une d'entre elle semble déterminente selon les recherches de R. Ekirch : la généralisation de l'éclairage public et domestic à l'huile, au gaz, puis à l'électricité. La mécanisation, l'organisation du travail (les 3 "huits"), l'éclairage public et toutes les commodités qu'il procurait (sécurité urbaine, travail prolongé, vie sociale prolongées tard dans la nuit) ont d'abord repoussé, puis fait disparaitre le second sommeil.
Le développement de l'éclairage public et domestic fut fulgurant dans certaines grandes villes. Ce deploimeent était notamment porté par l'électricité, cette nouvelle déesse des temps modernes. A Paris, on a décompté 5.000 lanternes à huile de tripes (!), puis 13.000 lampes à huile en 1831, progressivement remplacées par 20.000 lampes à bec de gaz en 1870 ! ** La lampe à incandescence apparaît en 1879, les grandes villes du pays sont électrifiées entre 1910 et 1940. Les dernières lanternes au gaz disparaîtront en France au milieu des années 1960.
Dans le même temps, les générations qui se succèdent perdent jusqu'au souvenir des temps où le monde dormait très habituellement en deux temps séparés par un moment de veille. Et ils ont commencés à se soucier de ne pas parvenir à dormir d'un bloc, et de souffrir d'insomnie de mi-nuit. Les deux affections du sommeil les plus courantes sont l'endormissement difficile, mais surtout ... le réveil à 02h00 ou 03h00 du matin.
* l'étude porte essentiellement sur les Anglais et les Américains, mais mentionne d'autres pays européens comme la France
** voir ce document sur Histoire de l'éclairage public en France